lundi 28 août 2006
L'âtre et l'être
Quand ils furent si puissants que Gabrielle aurait cru rêver.
Que vous soyez fidèles des mauves de ces cahiers,
accidentels, épisodiques ou intermittents de ceux-ci, je
réclame votre indulgence pour le récit qui
s'ensuit.
Gouffre et havre. Apogée et abîme. Éden
et brasier.
Les faits que j'évoque furent tout cela à la
fois. La puissance de ses vertiges a ravi ma conscience,
brigandé mon corps et détroussé mon
cœur. Ils ont chassé mes doutes pour m'habiter de
magie et de sortilèges. Ensorcelée suis-je
désormais et donc piètre chroniqueuse.
Il y a eu les yeux qui s'espèrent, les mains qui se
cherchent, les bouches qui se trouvent. Il y a eu les regards qui se
voilent et se dévoilent, les bouches qui se taisent mais qui
avouent, les corps qui se capturent et se cramponnent. Il y a eu
d'abord tout cela. Déjà folie.
Déjà vertiges. Ardente avidité de
l'autre qui ne souffre rien d'autre que la brûlante
satisfaction de se saisir, de s'agréger et de s'embraser.
Ce n'est que plus tard, beaucoup plus tard, que l'âtre s'est
de nouveau enflammé, et avec lui, les chandelles, l'encens
et la fougueuse véhémence qui nous hante.
La lourde table de chêne recouverte d'un drap blanc brillant
sous l'intensité de ses yeux gourmands fût la
dernière chose que je vis avant que le bandeau ne vienne
m'offrir la nuit profonde. Frissonnante et offerte j'ai senti les
cordes creuser ma taille pour épouser au plus
près le linge encore immaculé puis
étarquer mes poignets pour me priver inexorablement de la
protection de mes bras. Ceux-là seront tendus aux confins de
l'autel de fortune, dénuement suprême
où sont tenus mes seins. Les sangles de cuir sont alors
venus emprisonner mes chevilles, puis accueillir la corde qui les a
irrésistiblement élevées vers le ciel.
Éperdue d'être si étroitement
corsetée, aussi apeurée qu'hatelante, des cordes
que je n'attendais plus ont alors parfait la belle ouvrage :
étroitement plaquée, largement
écartelée, inéluctablement assujettie
et intimement béante, j'ai perdu le compte des sangles et
des contraintes pour ne m'en souvenir que d'une seule dont
l'énoncé a soudain interrompu les battements de
mon coeur pour mieux laisser l'ivresse et la fièvre inonder
mon esprit. Un noeud de cuir à
l'extrémité de chacun de mes seins les attelait
à chacune de mes jambes m'astreignant à maintenir
celles-ci ouvertes et immobiles en toutes circonstances sauf
à m'infliger à moi-même la sanction de
mon indocilité.
Je savais désormais que rien ne viendrait plus s'immiscer
entre l'offrande dont mon corps se délectait de devenir et sa
volonté désormais affranchie de pouvoir en
disposer à loisir. Et les yeux clos, le corps vaincu, captif
et libre désormais puisque voué à son
seul désir et à sa folie que j'appelle
secrètement de mes vœux, j'ai
goûté à l'ineffable et coupable plaisir
de cette magie-là, j'ai oublié le reste du monde
pour n'être plus que la quintessence de ce moment parfait,
équilibre absolu entre ce que je n'étais
déjà plus et ce qu'il allait bientôt
prendre de moi. Pur instant d'éternité.
Les vertiges qui s'ensuivent furent si riches et si puissants qu'ils se
troublent autant qu'ils m'ont troublée. Il n'y aura pas de
catalogue, il n'y aura pas de collection ou d'inventaire. Il n'y aura
que les éblouissantes sensations que j'en ai
conservées dans un désordre qui m'habite
désormais. Tourmentée, je l'ai
été plus que jamais. Plus que je ne l'avais
jamais été. Ce que j'ai
goûté pourtant était bien moins malheur
que don, était moins peine que délices. Je ne
sais plus de quoi furent faits les prémices. Je me souviens
de ses mains qui ont fait courir les frissons sur ma peau et avec eux
la parfaite conscience de l'étroitesse des liens qui la
striaient désormais.
Je me souviens d'une d'entre elles qui s'est faite caressante et puis
pressante, d'une qui a fait naître soupirs et
bientôt fournaise, d'une que mon corps s'est mise
à convoiter tentant de s'arquer et de s'ouvrir pour qu'elle
vienne me cueillir au plus profond de mon intimité.
Lentement elle m'a prise. Absolue possession que d'être tenue
de l'intérieur, d'être forcée puis
envahie par l'autre. Vertigineuse sensation de lui appartenir.
Intégralement, intrinsèquement.
Jamais cela n'avait été
évoqué, jamais je crois je n'avais
avoué non plus combien je la redoutais. Quand la cire est
tombée, j'en suis restée coite.
Interloquée qu'elle vienne parer ma peau et ainsi la mettre
à vif. Quand la cire est venue m'orner de nouveau, moi la
discrète, celle dont les émois ne se traduisent
qu'en feutrés gémissements, j'entends encore la
longue plainte qui s'est échappée de mes
lèvres. J'ai senti mes muscles se bander, mon corps se
pétrifier. Statufiée de terreur
j'étais le bronze sur lequel la chaleur se propageait, sur
lequel les cris résonnaient et dans laquelle venait
s'incruster chaque perle de souffrance. Je sais qu'elles ne furent pas
nombreuses mais longtemps elles m'ont envoûtée,
mettant mes sens à vif comme elles seules savent le faire,
me faisant tressaillir et gémir à chaque
frôlement de doigts, à chaque souffle d'air,
à chaque onde de plaisir. Longtemps cette
intensité m'a possédée. Jusqu'au
matin, je crois.
Mais avant il a su faire rejaillir mes démons, doucement,
patiemment, m'éveiller au désir, encore,
toujours. Être prise, le prendre. Éprise,
épreindre. Le goûter, s'en gorger, s'abreuver. Et
de nouveau se laisser irradier par l'envie de s'offrir à
lui. Se donner, se vouer. Aimer les sangles de cuir noir qui viennent
me zébrer, aimer leur bruit, aimer leur danse, aimer leurs
baisers. Mais aimer plus que tout sa confidence de raffoler d'elles
également. Insigne plaisir que de lui demander qu'il en use
et abuse ; extatique jouissance que de tendre son corps en
dépit de la souffrance pour mieux s'offrir à ses
coups. Tout lui donner. Et en retirer une insondable volupté.
Il y a eu sa bouche qui m'a abreuvée de baisers et de rhum.
Il y a eu ces étreintes où je me distendais pour
qu'il se loge encore plus profondément en moi. Il y a eu les
mots qu'on ne répète pas, les morsures qu'on se
troque, les silences plus verbeux que l'entière collection
Harlequin et puis soudain il y a eu l'irradiation qui me terrifiait
autant que je la savais inéluctable. L'ortie m'a saisie,
vive et goulue elle m'a consommée autant que
consumée. Intrusive piqûre qui vous indigne et qui
bientôt vous lancine. Lente et impérieuse elle
s'installe pour mieux régner. Oppressante et magistrale,
elle vous assiège pour mieux vous assujettir. L'ortie ne se
subit pas : l'ortie s'éprouve, l'ortie s'endure et plus
qu'à elle c'est à lui que je me sentais
appartenir.
Je ne sais plus si j'ai crié grâce,
peut-être que oui, peut-être que non. Je ne sais
plus si j'ai proféré un « non
» à un quelconque moment. Si ceux-là
ont fusé, ils sont restés lettre morte. Et c'est
tant mieux. Je sais très bien en revanche combien je
tremblais lorsqu'il m'a détachée pour aveindre
mon corps et le blottir dans ses bras. Intense et profond, le meilleur
était pour la fin. Refuge, sanctuaire,
éternité. Le feu brûlait dans
l'âtre, sur mon corps et ailleurs. A lui, je me suis
entièrement abandonnée.
Crédit photographique : celui que je nomme mon Galant
C'est ce que Gabrielle a écrit le
lundi 28 août 2006 à 01:13
au chapitre procès-verbaux & réalités