Quand les vertiges se disputent à l'abandon.
Quand ils furent si puissants que Gabrielle aurait cru rêver.

Gabrielle et l'âtre

Avant-propos et apostrophe

Que vous soyez fidèles des mauves de ces cahiers, accidentels, épisodiques ou intermittents de ceux-ci, je réclame votre indulgence pour le récit qui s'ensuit.
Gouffre et havre. Apogée et abîme. Éden et brasier.
Les faits que j'évoque furent tout cela à la fois. La puissance de ses vertiges a ravi ma conscience, brigandé mon corps et détroussé mon cœur. Ils ont chassé mes doutes pour m'habiter de magie et de sortilèges. Ensorcelée suis-je désormais et donc piètre chroniqueuse.


Prélude irrépressible

Il y a eu les yeux qui s'espèrent, les mains qui se cherchent, les bouches qui se trouvent. Il y a eu les regards qui se voilent et se dévoilent, les bouches qui se taisent mais qui avouent, les corps qui se capturent et se cramponnent. Il y a eu d'abord tout cela. Déjà folie. Déjà vertiges. Ardente avidité de l'autre qui ne souffre rien d'autre que la brûlante satisfaction de se saisir, de s'agréger et de s'embraser.

Ce n'est que plus tard, beaucoup plus tard, que l'âtre s'est de nouveau enflammé, et avec lui, les chandelles, l'encens et la fougueuse véhémence qui nous hante.


Présentation et oblation

La lourde table de chêne recouverte d'un drap blanc brillant sous l'intensité de ses yeux gourmands fût la dernière chose que je vis avant que le bandeau ne vienne m'offrir la nuit profonde. Frissonnante et offerte j'ai senti les cordes creuser ma taille pour épouser au plus près le linge encore immaculé puis étarquer mes poignets pour me priver inexorablement de la protection de mes bras. Ceux-là seront tendus aux confins de l'autel de fortune, dénuement suprême où sont tenus mes seins. Les sangles de cuir sont alors venus emprisonner mes chevilles, puis accueillir la corde qui les a irrésistiblement élevées vers le ciel. Éperdue d'être si étroitement corsetée, aussi apeurée qu'hatelante, des cordes que je n'attendais plus ont alors parfait la belle ouvrage : étroitement plaquée, largement écartelée, inéluctablement assujettie et intimement béante, j'ai perdu le compte des sangles et des contraintes pour ne m'en souvenir que d'une seule dont l'énoncé a soudain interrompu les battements de mon coeur pour mieux laisser l'ivresse et la fièvre inonder mon esprit. Un noeud de cuir à l'extrémité de chacun de mes seins les attelait à chacune de mes jambes m'astreignant à maintenir celles-ci ouvertes et immobiles en toutes circonstances sauf à m'infliger à moi-même la sanction de mon indocilité.
Je savais désormais que rien ne viendrait plus s'immiscer entre l'offrande dont mon corps se délectait de devenir et sa volonté désormais affranchie de pouvoir en disposer à loisir. Et les yeux clos, le corps vaincu, captif et libre désormais puisque voué à son seul désir et à sa folie que j'appelle secrètement de mes vœux, j'ai goûté à l'ineffable et coupable plaisir de cette magie-là, j'ai oublié le reste du monde pour n'être plus que la quintessence de ce moment parfait, équilibre absolu entre ce que je n'étais déjà plus et ce qu'il allait bientôt prendre de moi. Pur instant d'éternité.


Chaos et dextre

Les vertiges qui s'ensuivent furent si riches et si puissants qu'ils se troublent autant qu'ils m'ont troublée. Il n'y aura pas de catalogue, il n'y aura pas de collection ou d'inventaire. Il n'y aura que les éblouissantes sensations que j'en ai conservées dans un désordre qui m'habite désormais. Tourmentée, je l'ai été plus que jamais. Plus que je ne l'avais jamais été. Ce que j'ai goûté pourtant était bien moins malheur que don, était moins peine que délices. Je ne sais plus de quoi furent faits les prémices. Je me souviens de ses mains qui ont fait courir les frissons sur ma peau et avec eux la parfaite conscience de l'étroitesse des liens qui la striaient désormais.
Je me souviens d'une d'entre elles qui s'est faite caressante et puis pressante, d'une qui a fait naître soupirs et bientôt fournaise, d'une que mon corps s'est mise à convoiter tentant de s'arquer et de s'ouvrir pour qu'elle vienne me cueillir au plus profond de mon intimité. Lentement elle m'a prise. Absolue possession que d'être tenue de l'intérieur, d'être forcée puis envahie par l'autre. Vertigineuse sensation de lui appartenir. Intégralement, intrinsèquement.


Cierge et dévotion.

Jamais cela n'avait été évoqué, jamais je crois je n'avais avoué non plus combien je la redoutais. Quand la cire est tombée, j'en suis restée coite. Interloquée qu'elle vienne parer ma peau et ainsi la mettre à vif. Quand la cire est venue m'orner de nouveau, moi la discrète, celle dont les émois ne se traduisent qu'en feutrés gémissements, j'entends encore la longue plainte qui s'est échappée de mes lèvres. J'ai senti mes muscles se bander, mon corps se pétrifier. Statufiée de terreur j'étais le bronze sur lequel la chaleur se propageait, sur lequel les cris résonnaient et dans laquelle venait s'incruster chaque perle de souffrance. Je sais qu'elles ne furent pas nombreuses mais longtemps elles m'ont envoûtée, mettant mes sens à vif comme elles seules savent le faire, me faisant tressaillir et gémir à chaque frôlement de doigts, à chaque souffle d'air, à chaque onde de plaisir. Longtemps cette intensité m'a possédée. Jusqu'au matin, je crois.

Mais avant il a su faire rejaillir mes démons, doucement, patiemment, m'éveiller au désir, encore, toujours. Être prise, le prendre. Éprise, épreindre. Le goûter, s'en gorger, s'abreuver. Et de nouveau se laisser irradier par l'envie de s'offrir à lui. Se donner, se vouer. Aimer les sangles de cuir noir qui viennent me zébrer, aimer leur bruit, aimer leur danse, aimer leurs baisers. Mais aimer plus que tout sa confidence de raffoler d'elles également. Insigne plaisir que de lui demander qu'il en use et abuse ; extatique jouissance que de tendre son corps en dépit de la souffrance pour mieux s'offrir à ses coups. Tout lui donner. Et en retirer une insondable volupté.


Jeter sa pudeur aux orties

Il y a eu sa bouche qui m'a abreuvée de baisers et de rhum. Il y a eu ces étreintes où je me distendais pour qu'il se loge encore plus profondément en moi. Il y a eu les mots qu'on ne répète pas, les morsures qu'on se troque, les silences plus verbeux que l'entière collection Harlequin et puis soudain il y a eu l'irradiation qui me terrifiait autant que je la savais inéluctable. L'ortie m'a saisie, vive et goulue elle m'a consommée autant que consumée. Intrusive piqûre qui vous indigne et qui bientôt vous lancine. Lente et impérieuse elle s'installe pour mieux régner. Oppressante et magistrale, elle vous assiège pour mieux vous assujettir. L'ortie ne se subit pas : l'ortie s'éprouve, l'ortie s'endure et plus qu'à elle c'est à lui que je me sentais appartenir.


Achèvement et apogée

Je ne sais plus si j'ai crié grâce, peut-être que oui, peut-être que non. Je ne sais plus si j'ai proféré un « non » à un quelconque moment. Si ceux-là ont fusé, ils sont restés lettre morte. Et c'est tant mieux. Je sais très bien en revanche combien je tremblais lorsqu'il m'a détachée pour aveindre mon corps et le blottir dans ses bras. Intense et profond, le meilleur était pour la fin. Refuge, sanctuaire, éternité. Le feu brûlait dans l'âtre, sur mon corps et ailleurs. A lui, je me suis entièrement abandonnée.



Crédit photographique : celui que je nomme mon Galant