Où Gabrielle tente de livrer ses vertiges
Propylées d'un récit

Les émotions ont ceci de particulier qu'elles vous dévoilent la réalité avec une rare acuité, celle qui vous fait goûter aux saveurs les plus fines, les plus suaves et les plus rares, celle qui va vous permettre de saisir l'infini contenu dans l'instant fugitif. Mais les émotions se vivent, elles ne se collectionnent pas, elles ne se rangent pas sagement dans un coin de votre mémoire, elles se déchaînent, s'enchaînent et vous entraînent dans une réalité qui n'appartient qu'à vous, loin des chronologies fidèles, des procès-verbaux détaillés ou des récits serviles.
Les émotions m'ont prises, plus riches et plus troublantes que jamais. Les émotions m'ont emportées, plus loin et plus profondément que jamais. Elles m'ont laissé des souvenirs chatoyants, brûlants et étourdissants mais confus. Vérité et réalité sont devenus des traîtres mots, seule la fièvre et l'ivresse se sont incrustées sous ma peau.

Acte I — scène I

Cacher sous ma plus belle écharpe de soie un décolleté vertigineux, gainer mes jambes de bas et les jucher sur des escarpins altiers et ne s'embarrasser de rien d'autre que de cela ; si ce n'est de ma folle impatience et de l'avidité que j'ai de lui ; si ce n'est de mon corps qui crie, qui s'échappe à mon contrôle pour réclamer d'être sous le sien.

Acte I— scène II

Courir faisant fi de ces talons inaccoutumés, trousseau de gêolière dans une main et le coeur à l'envers dans l'autre, la télécommande à bout de bras pour lui ouvrir mon âme débordante. Et à l'heure de foncer rejoindre la quiétude d'un appartement vide, sentir son bras interrompre brutalement mon mouvement pour me ramener puissamment à lui et enfin goûter l'étreinte comme on s'abreuve à la bouche de l'autre : avec insatiabilité et intempérance.

Acte II — scènes sans dessus dessous

Peut-être a-t-on dîné, je ne m'en souviens pas. De faim, je n'en avais qu'une seule et c'était de lui. Elle était grande comme un trou noir dans lequel j'ai sombré.
Offerte je l'étais, plus que jamais, plus que tout. Ouverte, séduite, conquise. Je n'avais d'autre dessein que d'être à lui, d'autre désir que de lui appartenir, le reste s'est envolé dans le tourbillon de nos émotions partagées.
Je me rappelle pourtant m'offrir aussi à l'odeur du savon, à la tiédeur du coton humide qu'on frictionne sur la peau, à l'irréversibilité du rasoir, à la caresse de la lame, à la rigueur des ciseaux. J'ai oublié mes réticences, mes hésitations, j'ai piétiné ma réserve pour écarquiller mes jambes, tendre mon bassin et cambrer mes reins. La seule chose qui m'importait était d'être celle qu'il voulait que je sois et le vertige était d'autant plus grand qu'il venait vaincre mon embarras, preuve que j'étais sienne bien plus intensément puisqu'il me fallait ployer ma volonté pour m'emparer de la sienne.

Acte III — scène unique

Les yeux clos, éperdue, déconcertée par le bruissement du papier de soie. Un imperceptible tintement de métal m'évoque à raison le frémissement de la boucle d'un collier entre ses doigts habiles. La douceur du cuir poli sur ma peau, son inexorable force lorsque l'objet enserre mon cou, me font presque défaillir. Je suis dorénavant à lui et si d'ores et déjà je le savais, c'est aujourd'hui que j'en reçois le plus absolu des symboles. Aveugle, je fais courir ma main sur le torque et découvre qu'outre la douceur du cuir s'allie la vigueur du bronze. Menée devant la glace quand mes yeux ont croisé l'objet j'ai cru que j'allais pleurer tant sa beauté m'a saisie. Jamais je n'aurais rêvé de ma vie porter de si beau bijou, de si puissant mais aussi de si somptueux. Et quand on sait qu'il est façonné des mains même de celui à qui il me lie, cela instruit sur la profondeur du trouble et l'intensité des émois que cela me procure.

Acte IV — pèle-mêle de scènes toutes singulières mais néanmoins enchevêtrées

Des cordes qui me ceignent et que soudainement je crains. Des cordes où mes poignets se suspendent pour mieux me dérober au châtiment dont je rêvais pourtant. Peur sourde mais invincible et avant même d'y avoir seulement goûté. Pinces si désirées, si redoutées, vous ne mordrez pas mes seins maintenant. Je vous regrette d'autant plus amèrement, je vous espère d'autant plus ardemment, je vous attends d'autant plus intensément. Et aujourd'hui tant marrie de vous avoir fuies, je me prends à rêver qu'un jour, sans aucun lien, si ce n'est le soin de sa voix,  je saurais tendre à sa main le sein que vous viendrez tourmenter.

La menthe qui m'irradie du plus profond de moi.
L'attente que j'ai de lui est si alors grande que sa brûlure sonne comme une béance.
Je suis un vide qui flambe.
Je suis une cavité qui se consume de ne pas être emplie de lui.
Je suis un gouffre qui s'embrase de son absence.

Des liens qui me captivent, me maîtrisent et m'apprivoisent.
Je ne me souviens alors plus de rien — si ce n'est que la peur avait fui désormais pour l'envie — si ce n'est la joie de m'y lover, enfin de m'y abandonner et d'accepter avec ivresse ce que j'ai infiniment envie d'être : sa soumise.

Des corps qui se dévorent l'un l'autre.
Des corps qui se partagent, se troquent et se vouent.
Des corps qui se cherchent et se chevillent l'un à l'autre.
Il se dit que Morphée lui-même n'est pas parvenu à les délier tellement ils s'étaient enchâssés.